15

 

Arnold Wellman en était à sa huitième longueur de piscine. Encore deux, se dit-il en essayant de combattre la fatigue qui l’alourdissait. Jour après jour, il pouvait mesurer la différence. Son corps se dégradait inexorablement. Mais il était impuissant, ni les massages répétés ni les longueurs de piscine ne pouvaient y changer grand-chose. Il déclinait et ne serait bientôt plus qu’un amas d’os et de chair que l’on pousserait sur une petite voiture, un infirme.

Seul le cerveau fonctionnait sans la moindre altération. Il en venait à maudire cette implacable lucidité qui ne le laissait jamais en paix. Si au moins il avait pu dérailler, tout comme Hans Buschmeyer ou David Backmann, s’envoler et se perdre une fois pour toutes en des hauteurs où l’esprit se dérobe à la réalité. Comme Léonard Guinzberg aussi.

Il voulut oublier Guinzberg. Encore une longueur, se dit-il en serrant les dents. Nager lui faisait du bien. Il aimait cet effort sans cesse recommencé, brasse après brasse, les yeux mi-clos avec, devant lui, le désordre de ses pensées qui le précédait comme un film projeté sur un mur blanc.

Pourquoi Léonard Guinzberg, pourquoi lui ? Quel que soit l’angle sous lequel il envisageait la question, la réponse n’était que trop évidente. Une certitude à présent. Wellman était la cible de ce tragique ballet. Celui qui, pour une raison qui lui échappait encore, avait décidé de l’abattre le moment venu, se cachait quelque part, continuant à tirer les ficelles de ce jeu mortel. Mais pourquoi ? Et qui était-il ? Ashby ? Pevsner ? Flanagan ? Ce Japonais peut-être, ou bien quelque savant fou dont il ignorait le nom et le visage ?

La mort de Léonard Guinzberg l’avait cueilli comme un coup de poing dans l’estomac. Le samedi matin, Dan Morris lui avait apporté un article paru la veille dans le New York Times. A peine une dizaine de lignes au bas d’une quelconque cinquième ou sixième page.

— J’ai pensé que ça vous intéresserait, avait dit Dan Morris, cet homme a été frappé dans son cerveau. Il semble qu’il ait, lui aussi, succombé à la suite d’un coup de folie.

Wellman avait lu l’article et une seconde avait suffi pour qu’il reconnaisse le troisième signe. Le vieux paléontologue avait saccagé son laboratoire, il était mort le cerveau transpercé par un rayon laser, mais  – bien que ce soient là deux signes qui ne trompaient pas  – il y avait autre chose. Léonard Guinzberg faisait partie de son passé, et Arnold Welleman n’avait pu nier plus longtemps cette évidence : il y avait désormais un dénominateur commun aux trois drames, et ce dénominateur, c’était lui.

Cette première constatation en avait entraîné une autre : celui ou ceux qui frappaient les cerveaux qui l’entouraient lui adressaient un message.

Arnold Wellman se décida à sortir de la piscine. T.E. Carlson n’allait pas tarder, et il voulait être prêt à le recevoir. Il enfila un peignoir de bain et rejoignit la salle de gymnastique. Un minuscule ascenseur le conduisit directement dans sa chambre où il commença à s’habiller. Tout en se préparant, son esprit sans cesse en éveil le ramena tout naturellement à Léonard Guinzberg. Au cours de leur unique rencontre, ils s’étaient heurtés de front et sans témoin. Ils n’auraient jamais dû se rencontrer. Tout les séparait, leurs idées tout autant que leur discipline, mais le hasard en avait décidé autrement. C’était à Paris, en 1957, à l’occasion d’un colloque pompeusement intitulé Science et Conscience, qui réunissait une trentaine de savants et auquel il avait accepté de participer. Ce petit bonhomme l’avait abordé entre deux commissions dans les couloirs de l’UNESCO, l’interpellant sans préambule ni civilité. Il lui avait parlé du collège et des Titulaires, comme s’il s’agissait d’un banal sujet de conversation.

— Professeur Wellman, lui avait-il dit, je connais tout de vos véritables activités et de ceux qui les partagent. Ne vous préoccupez pas de savoir comment. Après la guerre j’ai fait partie de ceux que l’on a contactés pour siéger à votre comité des Sages, Enrico Fermi était mon ami. C’est lui qui m’a demandé si je voulais participer à vos travaux. Mais j’ai refusé. J’ai toujours eu une aversion farouche pour l’occulte, professeur Wellman, tout particulièrement pour ces sociétés secrètes qui s’arrogent le droit de réguler la planète.

— Professeur Guinzberg, avait-il répondu sèchement, croyez-vous que le moment soit bien choisi pour parler de ça ?

— Je ne suis pas professeur, avait répliqué le paléontologue, je ne suis qu’un chercheur, mais je tiens à m’exprimer car je pense que nous n’aurons guère l’occasion de nous revoir. Je veux que vous sachiez à quel point je réprouve vos méthodes et...

Il l’avait pris par le bras et entraîné sans ménagement.

— Allons faire un tour, monsieur Guinzberg.

Ils avaient marché autour du bâtiment de l’UNESCO. C’était l’hiver, cela avait été une étrange promenade dans un Paris glacial et couvert de givre. « Voilà que j’écoute les propos délirants d’un paléontologue, qui non seulement connaît le secret des Titulaires, mais qui, en plus, se permet de me faire la leçon ! » s’était-il dit.

Sa fureur était telle qu’elle lui avait coupé le souffle. Puis, insensiblement, il s’était rendu compte à quel point cet homme plaçait le débat bien au-dessus de la simple polémique ou des basses contingences idéologiques. Son discours, aussi provocateur et pertinent qu’il fût, était avant tout l’expression d’une intelligence follement éprise de vérité. Wellman se laissa prendre au jeu. Il avait perçu l’exigence supérieure de cet individualiste acharné, qui ne trouverait sa place dans aucun cénacle, mais dont la rigueur morale et la révolte exacerbée prédisposaient aux engagements les plus fous. Tout comme lui Léonard Guinzberg voulait sauver le monde de la chape de médiocrité qui l’étouffait. Mais son intransigeance allait bien au-delà de celle de Wellman. Il avait éprouvé pour lui un sentiment tout proche de l’admiration.

— Jamais je ne parlerai de ça à personne, avait conclu Guinzberg, je ne le dis ni pour vous rassurer ni pour préserver ma sécurité. Mais je n’ai pas de temps à perdre avec toutes ces fadaises. Pour qui prenez-vous les scientifiques, professeur Wellman ? Pour des redresseurs de tort, des agents du F.B.I. ou de la C.I.A. qui surveillent le monde pour l’empêcher de basculer dans le chaos ? Le capitalisme ou le communisme n’ont aucun attrait pour moi. Je rêve à un monde utopique. Mais pendant mon cours passage sur cette terre de douleur, j’essaie d’aider mon prochain. Sans m’embarrasser du moindre fatras idéologique.

— Si je comprends bien, monsieur Guinzberg, vous êtes d’accord sur le principe, mais pas sur les méthodes ?

— En gros, je suis d’accord, mais votre cohorte de boy scouts ne vaut pas tripette quelles que soient les causes qu’elle défend. Avec le temps les médiocres remplaceront les meilleurs. Ces derniers ne sont pas des vôtres, ils sont à l’écoute du fond de leur tanière. Sans eux rien ne changerait. Jamais !

Un instant, Wellman avait cru à l’expression d’un orgueil démesuré, mais il s’agissait d’autre chose. Léonard Guinzberg aspirait sincèrement à la création d’un monde meilleur, inaccessible peut-être, mais qui ressemblait étrangement au sien. Wellman demanda :

— Accepteriez-vous de nous aider, si nous faisions appel à vous ?

— Pourquoi pas ! A condition que l’objet de mon intervention corresponde à une nécessité dont je sois convaincu.

— Et, quelle est votre conviction profonde, monsieur Guinzberg ?

— L’évolution, je souhaite que l’homme évolue, professeur Wellman.

Au moment de se séparer, il arriva quelque chose de tout à fait inattendu. Un regard, auquel ni l’un ni l’autre ne s’attendait, les avait soudain rapprochés. Ensemble ils avaient eu le même réflexe au même moment : « D’où êtes-vous ? » s’étaient-ils demandés.

— De Pilski, mon père a émigré en 1890, avait répondu Léonard Guinzberg. Et vous ?

— De Ravan.

— De Ravan !

— Oui, à condition de remonter trois générations. Mon arrière-grand-père a essayé de devenir un bon citoyen allemand.

Ils étaient tous les deux originaires de la même région de Lituanie. Les deux villages n’étaient distants que de quelques kilomètres. Certainement, leurs aïeuls s’étaient croisés, peut-être serrés la main sur un marché ou une foire. Ils comptaient tous les deux au moins un rabbin dans leurs familles. Ils se séparèrent sur cette certitude pour ne plus jamais se revoir.

Bien des années plus tard, les événements conduisirent Wellman à faire appel à lui. Léonard Guinzberg avait accepté, fidèle à sa parole. Il avait agi avec une efficacité et une discrétion que les Titulaires auraient pu prendre en exemple. Et maintenant, Léonard Guinzberg était mort à cause de lui. Tout comme Hans Buschmeyer et David Backmann, il avait servi d’appât. C’était ça, la vérité.

Arnold Wellman commençait à entrevoir la véritable dimension du scénario dans lequel il se trouvait entraîné malgré lui. L’homme qui œuvrait dans l’ombre pour le détruire était d’une intelligence démoniaque. Il devait être seul et ne partager avec personne ce terrible secret. Ou peut-être un petit groupe composé de membres assez fanatisés pour garder le secret.

T.E. Carlson arriva vers midi. Ils s’installèrent sur la terrasse à l’abri d’un parasol, environnés par le souffle léger de la brise marine et le lointain va-et-vient du ressac.

Carlson annonça d’entrée la couleur. Il ne ramenait rien de concret. La rencontre entre William Ashby et Oda Sukumi s’était déroulée sans surprise. Il énuméra par le menu la progression de sa filature, réservant pour la fin son intervention au sein de la forteresse Mitsubishi.

— Vous n’avez rien trouvé dans le laboratoire de Sukumi ? interrogea Wellman.

— Rien, professeur. Ce Japonais est clair comme de l’eau de roche, ou bien il est sacrément fort ! Mais je n’ai rien trouvé qui puisse donner prise au moindre soupçon.

Arnold Wellman laissa errer son regard sur l’horizon familier. Ainsi, pensa-t-il, il lui fallait abandonner cette piste. Une violente bouffée de colère l’envahit. Comment avait-il pu se raccrocher à une idée aussi puérile ? Par quelle conjonction de hasards un Japonais de trente ans, fiché depuis des années par la Fondation, aurait-il pu s’avérer être le manipulateur de cette farce tragique ? Et Ashby également ! Et si c’était lui qui déraillait ? Et si son imagination lui jouait de vilains tours ? Mais les voyages sans retour de Buschmeyer, Backmann, et Guinzberg n’étaient pas le fruit de son imagination ! Il restait le seul lien entre les victimes. La cible... Un instant il fut tenté de parler de Léonard Guinzberg à Carlson, mais il se ravisa.

— J’ai quand même rapporté quelque chose de cette expédition, dit Carlson, peut-être pas un document de grande valeur, mais c’est intéressant à regarder.

— Montrez-le moi, demanda Wellman avec une pointe d’impatience dans la voix.

— Ashby s’est fait photographier le cerveau par Sukumi samedi soir, j’ai copié le film, le voilà.

Ils quittèrent la terrasse et descendirent dans la pièce où se trouvaient le magnétoscope et le récepteur. Avant d’appuyer sur le start, T.E. Carlson commenta :

— Avez-vous déjà vu des images mentales, professeur ? C’est assez impressionnant, mais au-delà du spectacle, je suis bien incapable de vous dire ce que ces images signifient. D’après Josty il s’agirait de la représentation des échanges chimiques ou électriques du cerveau.

Arnold Wellman regarda la bande sans manifester la moindre réaction. Ces images n’offraient rien d’exceptionnel. Mis à part leur qualité peut-être, elles étaient apparemment semblables à celles qu’il avait déjà eu l’occasion de visionner. Au moment du coup de flash, c’est à peine s’il réagit, demandant simplement à Carlson :

— Qu’est-ce que c’est ? L’éclair lumineux en plein milieu ?

— On n’en sait rien, répondit Carlson. D’après Josty il peut s’agir d’un défaut ou bien d’un signal.

Lorsque la bande arriva à sa fin, il voulut la revoir une fois de plus. Carlson arrêta l’image sur le point lumineux et ils examinèrent le film image par image.

— Curieux, avait constaté Wellman, laconique. Tout ça ne nous avance guère.

— Je vais quand même pirater la réunion des Titulaires à Stanford ? interrogea T.E. Carlson.

Arnold Wellman eut un geste fatigué.

— Oui, dit-il, au point où nous en sommes, pourquoi pas ? Votre technicien est prêt ?

— Il est déjà sur place, professeur.

— Allez-y, on verra bien.

Le vieux physicien semblait désemparé. T.E. Carlson le laissa dans son bureau, plongé dans ses réflexions, assis face à l’immense baie. Resté seul, Arnold Wellman ne bougea pas. Malgré la banalité des informations ramenées par Carlson, il sentait qu’il était sur le point de mettre le doigt sur quelque chose de décisif. Il se surprit à souhaiter qu’une quatrième victime vienne lui en apporter la preuve flagrante.

Son abattement n’était qu’apparent. Il lui fallait changer son fusil d’épaule. T.E. Carlson n’était plus l’homme de la situation. En fait il ne l’avait jamais été. Dès le départ, il s’était attelé à cette enquête sans être convaincu de travailler sur du sérieux. Mais Wellman ne pouvait rien lui reprocher. Il s’était servi de lui, l’avait lancé sur des pistes sans parvenir à lui faire partager sa conviction. Maintenant il ne pensait qu’à laisser tomber. Wellman était persuadé qu’il ne ramènerait rien de la réunion de Stanford. Il lui fallait un homme beaucoup plus fort que ne l’était Carlson, et cet homme ne pouvait être que Victor Pevsner. Seul Pevsner était capable de se lancer sur la piste soviétique, il était non seulement un homme du terrain, mais un Titulaire, un grand cerveau. L’idée d’avoir cette seconde corde à son arc lui parut tout à fait réconfortante. De toute façon, il resterait le seul maître d’œuvre, le seul à décider.

Au moment de s’endormir ce soir-là, Arnold Wellman eut une vision soudaine. Le coup de flash qui apparaissait en surimpression sur les images mentales de William Ashby lui rappela tout à coup le petit dessin qui représentait un cerveau transpercé par une flèche. Si c’était là une coïncidence, elle avait le mérite de le ramener au centre du sujet. Mais était-ce une coïncidence, ou au contraire un signe dont il lui fallait trouver le sens caché ?

La guerre des cerveaux
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